Kalray dessine le futur de l'intelligence embarquée
Nos articles Tech
Eric Baissus, CEO de KALRAY
Dans le monde de la DeepTech, on associe souvent un projet à son fondateur - comme c'est le cas pour Ariana Pharma ou Diaccurate, que nous avons récemment interviewés.
Mais c'est oublier que la vie d'une entreprise technologique est loin d'être linéaire, et qu'elle a besoin de personnalités qui la fassent exister et prospérer dans la durée.
Lorsqu'Eric Baissus est nommé PDG de Kalray en 2014, la mission qui lui incombe est de taille : transformer une innovation purement technologique en produit business avec des débouchés commerciaux.
Retour sur une épopée Tech mouvementée, qui a permis à une société issue d'un laboratoire du CEA de devenir un leader des processeurs nouvelle génération et de se positionner aujourd’hui comme la seule offre souveraine européenne de processeur intelligent.
Pour mesurer la complexité de l'activité de Kalray, il faut revenir aux origines. Essaimage des laboratoires du CEA, Kalray, dont les bureaux sont implantés à Grenoble, est une entreprise française de semi-conducteurs qui fabrique des processeurs - ces puces qui permettent par exemple à nos ordinateurs et à nos smartphones de fonctionner.
Comme l'explique Eric Baissus, PDG de Kalray depuis six ans, il y a eu trois grandes vagues dans l'histoire des processeurs : dans les années 1970, des pionniers comme Intel ont fabriqué les premières puces conçues pour faire fonctionner les ordinateurs.
Puis est venue l'époque des téléphones portables, dans les années 1990, avec des besoins en processeurs différents. Les grands gagnants de cette période sont alors des entreprises comme Qualcomm, Samsung, Apple. Enfin, nous sommes aujourd'hui entrés, d'après le PDG de Kalray, dans l'ère des processeurs intelligents et de l'edge computing - qui consiste à traiter les données à la périphérie du réseau, c’est-à-dire localement, près de la source des données. Dans ce nouveau paradigme, le processeur est au service d'un "système intelligent", et doit lui permettre d’analyser les données à la volée, de comprendre et d’interagir rapidement avec son environnement.
Les défis technologiques que cache un processeur
Si cela paraît abstrait, il suffit de se figurer le comportement d'une voiture autonome, dont les capteurs génèrent un flux de données brutes (la route filmée depuis différents angles). Au sein du système embarqué, il y a le besoin d'interpréter ce flot de données en temps réel, afin de prendre une décision rapidement (typiquement : est-ce que la voiture doit tourner à droite ou à gauche ?).
Selon Eric Baissus, c'est un exemple d'application qui va se multiplier à l’avenir, et qui nécessite un nouveau type de processeurs ; des processeurs capables d’exécuter en parallèle différents types d’applications - des algorithmes d'Intelligence Artificielle bien sûr, mais pas uniquement - requérant de fortes puissances de calcul, une faible consommation énergétique et des garanties de sécurité et de sureté de fonctionnement. Les applications sont nombreuses : dans les domaines des data centers, de l’automobile, de l'aviation, de l'aérospatial, mais aussi de la 5G, de l’usine intelligente ou encore de la santé.
Kalray a mis au point la technologie Manycore pour ses processeurs
Mais en quoi consiste au juste la technologie développée par Kalray ? « Pour fabriquer des processeurs capables de répondre à ces nouveaux besoins, il y a deux grandes approches », explique Eric Baissus : « Celle adoptée par des acteurs comme NVIDIA, qui réutilisent des technologies provenant d’autres marchés comme ceux des cartes graphiques et essayent de l'adapter à ces nouveaux cas d'usage ».
Et puis il y a l'approche développée adhoc, qui consiste à développer une nouvelle architecture construite dès le départ pour permettre de créer des systèmes intelligents. Pour cela, il a fallu en particulier développer une nouvelle technologie, la technologie « manycore ». Le PDG de Kalray nous éclaire sur ce point : historiquement, pour augmenter la puissance d’un processeur, la première solution adoptée par l’industrie a été d'augmenter la fréquence du « moteur » du processeur, qu’on appelle le « coeur » du processeur ou le « core » en anglais (technologie "single core").
Lorsque la limite physique a été atteinte, l’industrie a ensuite essayé de mettre plusieurs coeurs dans la puce (technologie "multicore"). Le problème d'après Eric Baissus, c'est qu'à partir d'un certain nombre de coeurs (en général, une vingtaine), il se crée un goulot d'étranglement et les performances s'effondrent.
C'est ainsi que Kalray a mis au point l'approche technologique "manycore", dont elle est pionnière sur le marché: une technologie brevetée, capable de faire entrer plusieurs centaines de coeurs dans un processeur et de les faire fonctionner en parallèle. « Pour vous donner un ordre d'idée », s'amuse Eric Baissus, « les puces que nous concevons comportent 80 coeurs et peuvent être associées pour construire des systèmes à plusieurs centaines de cœurs, là où votre smartphone contient une puce avec seulement 4 coeurs. ». L'entreprise française suit un modèle qui a été à la base de nombreuses success-stories, celle d’une entreprise dite “fabless”, c’est-à-dire sans usine : « Nous assurons la conception de la puce : notre métier est de définir la place de chaque transistor, et il y en a plusieurs milliards, puis nous envoyons ces données à TSMC - le leader mondial de la fabrication de puces basé à Taiwan ».
Si l'entreprise a mis au point une technologie pionnière, plébiscitée sur de nombreux marchés, la situation de Kalray n'a pas été toujours facile pour autant.
Passer d'une innovation de laboratoire à des applications business ciblées
C'est un peu par hasard qu'Eric Baissus s'est retrouvé impliqué dans l'histoire de Kalray. En 2013, l'entreprise qui emploie une quarantaine de salariés se retrouve en situation de redressement judiciaire. Les actionnaires font alors appel à cet ancien de chez Texas Instrument, fraichement revenu de Californie, pour évaluer les possibilités de sauver cette société de la deeptech française en difficulté. La question qui taraude le futur PDG de Kalray est la suivante : comment une technologie si intéressante, mise au point par les ingénieurs et chercheurs de talent pourrait-elle être appliquée dans la résolution de problèmes commerciaux concrets ? « Dans le monde des semi-conducteurs, il est important de positionner son produit sur des marchés précis à gros volume », déclare Eric Baissus. Or à l'époque, ce n'était pas le cas pour Kalray. Après sa prise de fonction, le PDG et ses équipes décident de se concentrer sur deux marchés principaux : les cartes d'accélération à destination des data centers d'une part, et les processeurs intelligents pour appareils embarqués d'autre part.
Sur le marché des data centers, Kalray cible deux types de clients : ceux qui fabriquent les serveurs, comme Wistron, et ceux qui les utilisent (Amazon, OVHcloud par exemple). L'Europe constitue un marché en développement prometteur pour l'entreprise française, qui vient d'ailleurs d'obtenir une certification pour les data centers.
Quant au marché des systèmes embarqués, Kalray cible en particulier l’automobile à travers la conduite assistée et les véhicules autonomes. Mais qui dit voiture autonome, dit mise sur le marché et cycles de vente beaucoup plus longs : il faut mettre au point la technologie, tester, puis construire la voiture, avant de pouvoir commercialiser l'offre. « L’automobile est un marché incroyable pour nous mais les premières voitures intégrants nos produits ne sortiront pas avant 2023-2024 », témoigne Eric Baissus, « ce qui explique que nos revenus seront essentiellement dans le marché des data centers dans un premier temps ».
« Lorsqu'on a dans les mains une technologie révolutionnaire avec un si fort potentiel, on a envie de tout faire », explique Eric Baissus. « Mais l'enjeu principal du dirigeant est de ne pas céder à cette tentation, et, au contraire, de se concentrer sur un nombre restreint de verticaux ».
Chez Kalray, une telle volonté se traduit par l'identification et la priorisation des marchés cibles d'une part, et par l'élaboration d'une stratégie de partenariats d'autre part lorsque cela fait du sens. C'est ainsi que l'entreprise s'est associée à NXP, leader dans la fabrication de puces pour voitures, pour s’attaquer au marché de l’automobile.
S'entourer d'investisseurs industriels de premier plan
Mais Kalray s'est heurté depuis toujours à un challenge de taille : le financement. « Nous faisons partie des entreprises qui ont de gros besoins en capitaux », confie Eric Baissus, « avec une masse salariale importante, et des coûts fixes non négligeables en R&D et conception » . Après 8 ans d’existence, l'entreprise opte pour une introduction en bourse en 2018, et lève près de 50 millions d'euros, la plus importante « IPO » depuis la creation d’Euronext Growth à Paris ! « C’était un vrai challenge, il faut garder en tête que les investisseurs sont rarement familiers du monde des processeurs », rappelle le PDG de Kalray, qui estime investir 15 à 20 millions d'euros par an dans le développement technologique.
Parmi les recrutements stratégiques, l'entreprise a renforcé ses équipes avec des profils issus des industries ciblées, les data centers et l’automobile. Sur les 80 ingénieurs, un tiers oeuvre au développement de la puce, tandis que le reste des équipes s'occupe de développer les couches logicielles. Car c’est une des particularités et un atout du processeur nouvelle génération de Kalray : sa facilité de programmation.
Kalray, qui vient d'annoncer une levée de fonds de 5.2M€ pour continuer ses investissements dans ses prochaines génération de puce, peut également s'appuyer sur des investisseurs industriels historiques de renom, parmi lesquels Safran, NXP ou l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, qui jouissent « d'un poids collégial mais pas individuel » - leur détention de capital n'excédant pas 10%. « Nous avons été attentifs à ce qu'il n'y ait pas, de la part des industriels au capital, de logique de contrôle ou d'exclusivité dans la gérance de notre société », explique Eric Baissus, qui se réjouit de la crédibilité technologique qu'apportent à Kalray de tels investisseurs.
Les enjeux futurs ? Ils sont de deux ordres : technologique et commercial. Kalray veille en effet à conserver son avance technologique, et poursuivre ses développements en particulier en matière de consommation et de puissance de calcul, comme en atteste la sortie l'an dernier de la troisième génération de puces. Mais l’enjeu principal consiste maintenant à ce que les clients de Kalray vendent beaucoup de leurs produits … et donc beaucoup de puces de Kalray. « Notre business model repose sur la commercialisation de larges volumes ». Un objectif ? « Atteindre 100 millions d'euros de chiffres d'affaire à horizon 2022-2023 », conclut Eric Baissus, optimiste quant à l'avenir.
À lire également
-
Nos articles Tech
Handddle fait passer l’industrie manufacturière au 4.0 avec la puissance de l’IA
Présents à l’édition 2024 de VivaTech, nommés par Forbes en 2023 parmi les « 30 under 30 » qui « créent les produits, méthodes et matériaux de demain », Handddle est une jeune start-up bordelaise qui entend profiter des technologies d’intelligence artificielle pour rendre l’industrie manufacturière plus efficace, plus fiable, moins polluante et moins coûteuse.
-
Nos articles Tech
BioMeca aide l’industrie cosmétique et pharmaceutique à prouver l’efficacité de ses produits
La jeune entreprise de biotech lyonnaise BioMeca propose des services innovants basés sur la biomécanique pour caractériser et prouver l’efficacité des principes actifs et produits développés par les entreprises de cosmétique et de pharmaceutique.
En croissance annuelle de 5 %, le marché mondial des cosmétiques devrait dépasser d’ici 2031 les 600 milliards d’euros (selon une étude de Transparency Market Research). Bien que non limitée à ce marché prometteur, la cosmétique est le principal terrain d’étude de BioMeca, une entreprise lyonnaise fondée fin 2016 par Julien Chlasta à l’issue de son doctorat en morphogénèse des tissus. -
Nos articles Tech
Maillance : aligner profitabilité et réduction de l’empreinte carbone de l’industrie pétrolière et gazière grâce à l’IA
“Le monde est entré dans une décennie critique pour faire advenir un système énergétique plus sûr, durable et aux coûts abordables – les perspectives d’accélération des progrès sont prodigieuses si des actions fortes sont engagées immédiatement”, indiquait l’Agence internationale de l’énergie dans son rapport de 2022.
Et parmi les actions à engager afin d’aligner la trajectoire du mix énergétique mondial avec la lutte contre le dérèglement climatique, il faut notamment pouvoir optimiser l’existant : “en attendant que la part provenant du pétrole et du gaz diminue, on peut réduire ses émissions, et nous rendons cet objectif de réduction compatible avec la profitabilité recherchée par les industriels”, expose Jean-Paul Dessap, CEO et fondateur de Maillance.